lundi 8 septembre 2008

La Bretagne et les gens de mer : un exemple de courage et de ténacité sans lesquels rien , dans l'adversité (*) , ne peut se construire .

(*)adversité : sort, puissance qui est supposée fixer le cours des choses , ici, autrement qu'on l'avait envisagé

Oceano Nox ~ Nuit sur l'Océan ~

Oh ! combien de marins, combien de capitaines,
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne* horizon se sont évanouis ! ( -*-, qui est d'une tristesse ennuyeuse, maussade, uniforme)
Combien ont disparu, dure et triste fortune,
Dans une mer sans fond**, par une nuit sans lune, ~5~ (-**-, insondable)
Sous l'aveugle Océan à jamais enfoui !

Combien de patrons morts avec leurs équipages !
L'ouragan de leur vie a pris toutes les pages,
Et d'un souffle il a tout dispersé sur les flots .
Nul ne saura leur fin dans l'abîme* plongée . ~10~ (-*-, gouffre, grandeur insondable)
Chaque vague, en passant, d'un butin** s'est chargée : (-**-, de débris divers emportés au hasard)
L'une a saisi l'esquif ***, l'autre les matelots . (-***-, l'embarcation légère)

Nul ne sait votre sort* , pauvres têtes perdues ! (-*-, ce qui échoit à quelqu'un du fait du hasard)
Vous roulez à travers les sombres étendues,
Heurtant de vos fronts morts des écueils inconnus . ~15~
Oh ! que de vieux parents, qui n'avaient plus qu'un rêve,
Sont morts en attendant tous les jours, sur la grève** . (-**-, rivage)
Ceux qui ne sont pas revenus !

On s'entretient de vous parfois dans les veillées :
Maint joyeux cercle, assis sur des ancres rouillées, ~20~
Mêle encor quelque temps vos noms, d'ombre couverts,
Aux rires, aux refrains, aux récits d'aventures,
Aux baisers qu'on dérobe à vos belles futures,
Tandis que vous dormez dans les goémons verts .

On demande : " Où sont-ils ? Sont-ils rois dans quelque île ? ~25~
Nous ont-ils délaissés pour un bord plus fertile ? "
Puis votre souvenir même est enseveli .
Le corps se perd dans l'eau, le nom dans la mémoire .
Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,
Sur le sombre Océan jette le sombre oubli . ~30~

Bientôt des yeux de tous votre ombre est disparue .
L'un n'a-t-il pas sa barque et l'autre sa charrue ?
Seules, durant ces nuits où l'orage est vainqueur,
Vos veuves aux fronts blancs, lasses de vous attendre,
Parlent encor de vous en remuant la cendre ~35~
De leur foyer et de leur cœur .

Et quand la tombe enfin a fermé leur paupière,
Rien ne sait plus vos noms, pas même une humble pierre,
Dans l'étroit cimetière où l'écho nous répond,
Pas même un saule vert qui s'effeuille à l'automne, ~40~
Pas même la chanson naïve et monotone,
Que chante un mendiant à l'angle d'un vieux pont .

Où sont-ils, les marins sombrés* dans les nuits noires ? (-*-, s'enfoncer dans l'eau, cesser de flotter)
O flots que vous savez de lugubres** histoires, (-**-, d'une profonde tristesse, funèbres)
Flots profonds, redoutés des mères à genoux ! ~45~
Vous vous les racontez en montant les marées,
Et c'est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez le soir quand vous venez vers nous .

Victor Hugo, ( Les Rayons et les Ombres, 1840) ; Oceano Nox . Poésie lyrique .

EXEMPLE D'EXPLICATION , COMMENTAIRES :

I -Extrait, morceau choisi :

Sa nature : une poésie lyrique (Se dit de la poésie qui exprime des sentiments intimes au moyen de rythmes et d'images propres à communiquer au lecteur l'émotion du poète) . Victor Hugo, poète romantique, nous donne les impressions personnelles que lui suggèrent (faire naître dans l'esprit) soit un paysage, soit un monument, soit un fait contemporain . Il se laisse aller aux rêveries de son imagination ; mais de cette imagination il reste toujours le maître, et il n'abandonne jamais, surtout à cette époque, les qualités essentiellement françaises de clarté, de logique, de précision , qui permettent de le rapprocher de nos grands classiques .
Victor Hugo a beaucoup aimé la mer ; dès sa jeunesse, il l'a chantée (célébrée) en homme qui la connaît par lui-même . Oceano Nox a été écrit à Saint-Valéry-sur-Somme, pendant un séjour que le poète y fit avec sa famille .
Plus tard, exilé, Hugo vécut à Jersey et à Guernesey ; la mer, qu'il a constamment sous les yeux, devient de plus en plus son inspiratrice (être la cause et le sujet d'une création artistique ou/et intellectuelle ; faire naître un sentiment, une idée, un comportement) [ voir la seconde partie des Contemplations, la Légende des siècles , le roman intitulé les travailleurs de la mer , etc...]
Le titre Oceano Nox doit se traduire par : Nuit sur l'Océan .

II -Organisation du texte , les idées secondaires :

Le point de départ de cet extrait est une impression éprouvée par le poète, un soir, au bord de l'Océan . Devant le morne horizon , il pense à tous ceux qui ne sont pas revenus . Jusqu'au vers 10 , ce sont des exclamations sur le même thème , que renouvellement "richement" (avec magnificence) les images du style .
A partir du vers 10, et jusqu'au vers 26, Victor Hugo développe cette idée : " On se demande, pendant un certain temps, ce que vous êtes devenus ... On vous attend encore ... Pourtant, déjà, vous n'êtes plus qu'un souvenir ... "
Du vers 27 au vers 42 , le poète analyse les progrès analyse les progrès de l'oubli, jusqu'au moment, où le nom même des disparus se sera effacé . 4° Dans la dernière strophe (ensemble cohérent formé par plusieurs vers) [43 à 48], il revient au thème initial, comme s'il sortait de sa rêverie . Ainsi la composition de ce morceau lyrique n'a rien de diffus ni d'incohérent . Hugo enchaîne avec art les impressions successives que provoque en lui la voix désespérée des flots ; son rêve n'est pas un cauchemar . Que les élèves y fassent bien attention : Il y a toujours un plan, très méthodique, dans une pièce de Victor Hugo ; non seulement les parties s'enchaînent et se suivent logiquement, mais encore elles s'équilibrent . Si Victor Hugo se plaît à supprimer les transitions (manière de passer de l'expression d'une idée à une autre en les reliant) , à varier brusquement l'allure du style, c'est pour soutenir ou éveiller l'attention, c'est pour surprendre, pour étonner ; mais il ne sacrifie jamais la solidité de la structure aux déliquescences ( pertes de cohésion) de la poésie, et par là, nous le répétons, il reste un véritable classique . Il n'est vraiment romantique que par le style .

III - Le style, l'écriture :
( aspect remarquable de l'expression par le langage écrit, de l'énoncé ; ensemble des caractères d'une œuvre ; manière d'agir,de se comporter dans sa rédaction ) .

Pour se rendre compte de la richesse de ce style, on réduit une strophe de Victor Hugo à son thème essentiel, en prose ; puis on examine les procédés de développement et les figures de pensée et de mots, par lesquelles le poète transforme, colore, illumine ce thème . Nous allons appliquer cette méthode au principaux passages de Oceano Nox .

Victor Hugo veut d'abord exprimer ceci : " Combien de marins sont partis, qui ne sont pas revenus ! " Le tour est exclamatif : Oh ! combien ... parce que le poète est sous l'empire d'une vive émotion . - Antithèse entre : partis joyeux... morne horizon ... évanouis ; ce dernier mot complète et achève l'impression . - Mais le poète insiste ; il faut que nous ayons une vision directe : ... ils ont disparu dans une mer sans fond, par une nuit sans lune , et sous l'aveugle Océan ! Ainsi, au sentiment de pitié que nous inspire leur mort, s'ajoute l'horreur des circonstances où ils ont péri . - Puis, l'ouragan est personnifié : c'est une sorte de démon qui a pris toutes les pages de leur vie [le livre de la vie] , et qui les a dispersées, d'un souffle . Cette allégorie est peu originale ; il est probable que le mot équipage a suggéré au poète la rime pages ; puis ce dernier mot l'a conduit à la métaphore assez banale du livre de la vie ... ; on trouve des images de ce genre chez les poètes du dix-huitième siècle ; ce n'est pas là du bon Victor Hugo . [ Avoir bien soin, en disant le vers 8, de mettre la césure ( repos à l'intérieur d'un vers après une syllabe accentuée) après l'ouragan, afin de sentir que de leur vie est le complément déterminatif de pages .] - Les vers 11 et 12 sont plus heureux ; chaque vague se charge d'une partie des dépouilles : l'une a saisi l'esquif ... Le mot saisir donne une sorte de férocité hâtive au geste de la vague .
Mais nous allons trouver, à partir du vers 14, des traits descriptifs et des images d'une beauté plus originale. Pour traduire ce fait,assez banal que les corps des naufragés, enfouis dans l'eau, sont ballotés par les courants [ c'est ainsi que parlerait un prosateur ], le poète dit : Vous roulez à travers les sombres étendues ... Et ces mots, si simples cependant, nous donnent une impression de ténébreuse horreur ; Victor Hugo nous force à regarder ce paysage sous-marin, dans lequel nous vous apercevons, pauvres têtes perdues ... Heurtant de vos fronts morts des écueils inconnus [ vers 15] . Ce dernier vers est de la plus saisissante précision . - Les vers 16 à 18 nous ramènent au rivage, sur la grève, où les vieux parents attendent ... Et comme nous venons de voir, dans la profondeur des eaux, les corps de ceux qui ne doivent plus revenir, quelle pitié n'éprouvons-nous pas pour le vain espoir des vieux parents !
Victor Hugo veut maintenant développer cette idée : - " On parle encore quelquefois de vous ... ", du vers 19 au vers 26 . Là, il crée une vive antithèse entre les manifestations de la vie, et l'éternel sommeil des disparus . Remarquez combien sont évocateurs de tableaux lumineux et gais les mots : veillées, ... joyeux cercle, ... rires, ... refrains, .. récits d'aventures, ... baisers, ... belles futures ... Et à ce chatoiement de couleurs et de bruits, qui occupe cinq vers, s'oppose le dernier de la strophe : Tandis que vous dormez dans les goémons verts !

Pour expliquer la promptitude avec laquelle on oublie les morts, Victor Hugo pense : " Chacun n'a-t-il pas en effet son métier ... ? " Mais il exprime cette réflexion sous une forme concrète, et qui fait tableau : L'un n'a -t-il pas sa barque et l'autre sa charrue ? [vers 32] . -Dans cette même strophe, il nous fait voir un "intérieur", avec la veuve au front blanc ... Et nous avons ici un exemple typique d'une comparaison abrégée, dont les deux termes sont rapprochés . Un prosateur dirait : " Et de même que l'on remue encore, pour y trouver une étincelle, la cendre presque éteinte du foyer, ainsi la veuve cherche au fond de son cœur le souvenir lointain du mari perdu ... " Le poète : ... Vos veuves aux fronts blancs ... Parlent encor de vous en remuant la cendre De leur foyer et de leur cœur .

Enfin, il s'agit de dire : " Vous n'avez même pas une tombe au cimetière, et votre nom n'est même pas prononcé dans une vieille complainte ... " Pour le poète, autant de tableaux : une humble pierre, dans l'étroit cimetière [ étroit, parce que c'est un village de marins, et que la plupart des marins périssent en mer] ; ... un saule vert qui s'effeuille à l'automne [ complément du décor précédent ] ; - La chanson ... que chante un mendiant ... ; ici, nouveau décor : ... à l'angle d'un vieux pont . On voit, dans cette strophe, comme dans la quatrième, à quel point l'imagination du poète est active et créatrice ; il songe à une chanson, et aussitôt se présentent à ses regards et le mendiant qui la chante, et l'angle du vieux pont où se tient le mendiant .

La strophe finale est, nous l'avons dit, un retour au thème initial . Le poète sort de la rêverie où l'a plongé la vue du morne horizon ; il passe de la vision à la réflexion ; il se demande encore une fois : Où sont-ils ? ... Puis il s'adresse aux flots, et à ces flots il suppose une vie mystérieuse ; il retrouve dans leurs voix désespérées l'écho des lugubres histoires que lui a suggérées son imagination .

Voici un autre exemple d'analyse d'un texte d'une grande richesse, qui à tous les points de vue, nous l'espérons , vous inspirera dans vos futures créations . Bien à vous, Gerboise .

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