lundi 20 octobre 2008

A propos des conséquences de l'ignorance partielle et/ou totale de ce qu'il serait indispensable de savoir pour entreprendre une action cruciale (*) .


(*) cruciale : critique, décisive, déterminante ; capitale : essentielle, primordiale .

Voici l'introduction de l'ouvrage de Jean Fourastié, économiste français [1907-1990] : Les Conditions de l'Esprit Scientifique, publié selon ses vœux dans la collection IDÉES en 1966, aux Éditions Gallimard . A chaque page de ce petit livre plein de richesses , que nous vous conseillons d'acquérir pour une somme modique en collection de poche , on découvre des idées, des réflexions de sagesse et de discernement concernant le traitement des connaissances que doit posséder tout " honnête homme " et particulièrement tout lecteur du blog de Gerboise : Savoirs et Réflexions .

"Aujourd'hui (1966) , grand nombre d'adolescents restent à l'école ou à l'université jusqu'à des âges élevés . C'est le bénéfice d'une société riche, mais c'est aussi la rançon d'une société technique (que penserait-il de nos jours, plus de quarante années plus tard ?) . Il n'est pas trop de dix, quinze ou vingt années d'études pour apprendre ce que doit savoir un ouvrier, un employé, un technicien, un ingénieur, un professeur, un administrateur ... Il semble que l'on n'en doive pas finir d'apprendre ce que l'humanité sait et ce que chaque homme doit savoir .
Nous sommes tous submergés et comme enterrés dans la masse des connaissances humaines . Robert Oppenheimer ( Physicien américain, 1904-1967, auteur de travaux concernant la théorie quantique de l'atome ;avec une équipe d'éminents physiciens rassemblés par lui, il contribua à élaborer la première bombe nucléaire A) écrit : ~J'ai des difficultés inouïes, et, disons-le, dans l'ensemble j'échoue, quand j'essaie de savoir ce que font les mathématiciens contemporains et pourquoi. J'apprends avec étonnement, mais comme un étranger, et un amateur, où en sont arrivés les biologistes et les biophysiciens ...~ (Science, culture et expression, Prospective, n° 5, op. cit., p. 85 .)

Ces faits donnent à chacun d'entre nous conscience de son insuffisance personnelle, mais laissent imaginer, au contraire, que le savoir de l'humanité, étant immense, peut embrasser tout le réel .

Mais en fait il y a deux domaines dans l'ignorance humaine : L'ignorance de l'individu et l'ignorance de l'humanité .

L'
ignorance de l'individu n'est pas notre sujet, ou plus exactement, elle ne rentre que marginalement dans notre thème, qui est l'ignorance "absolue" de l'humanité . L'ignorance individuelle n'intéresse notre sujet que par deux aspects : le premier tient au fait que l'ignorance individuelle des savants est des chercheurs est un obstacle majeur à la découverte, nous en reparlerons donc plus loin, dans la seconde partie de ce livre ; le second concerne l'ignorance non plus de la science humaine, mais de l'ignorance humaine elle-même .
Cette seconde face de l'ignorance, cette ignorance de l'ignorance, ou plutôt ce refus, cette sous-évaluation de l'ignorance, doit dès maintenant retenir notre attention, car elle est beaucoup moins consciente, beaucoup moins connue que la première, et elle a des conséquences importantes .

En somme, nos professeurs et nos savants s'épuisent à enseigner ce qu'ils savent, et ils n'ont ni le temps ni le goût de parler de ce qu'ils ne savent pas .

Heureusement, faut-il dire, car aussi longtemps que n'existe pas une SCIENCE de l'IGNORANCE, il semble impossible et dangereux d'en parler ; la divagation (divaguer : dire n'importe quoi) est aisée, et le démenti peut-être cinglant . Autant il est simple et classique de dire : " On trouve ce théorème dans Euclide, dans Galilée, dans Henri Bergson, ou chez Louis de Broglie ... ", autant il est aventuré et inhabituel de dire : " On ne trouve cette question traitée ni dans Euclide, ni dans Kant, etc... "

Le résultat est que nous sommes instruits à satiété (état d'indifférence plus ou moins proche du dégoût, d'une personne dont un besoin, un désir est amplement satisfait) de ce que d'autres hommes ont découvert, mais qu'on ne nous dit rien ou fort peu de chose de ce qu'il n'ont pas découvert, si désirable qu'eût pu être leur découverte .
On nous parle très rarement et mal de ce qu'ils ont cherché sans le trouver ; quant à ce qu'ils auraient pu chercher dans l'intérêt de la connaissance même, ou plus généralement dans l'intérêt de l'humanité, je crois que personne n'a commencé d'y réfléchir : c'est pourquoi je viens d'écrire que la SCIENCE de l'IGNORANCE n'existe pas . Je plaide pour qu'elle soit construite, et elle le sera, car elle répond à des besoins sociaux et scientifiques, et correspond à une prise de conscience qui se fait aujourd'hui . En attendant qu'elle le soit, nous proposons au lecteur qui a entendu plusieurs milliers d'heures de " leçons de connaissance " quelques quarts d'heure de " leçons d'ignorance " .


Cette ignorance " absolue " qui nous intéresse ici n'est donc pas celle qui tient aux insuffisances de l'individu, et donc à l'insuffisance des aptitudes individuelles des hommes [mémoire, intelligence, travail] , ou à l'insuffisance des techniques d'information et de diffusion .
Nous entendons par ignorance " absolue " celle qui est le fait non d'un homme pris individuellement, mais de l'humanité tout entière, c'est-à-dire telle qu'aucun homme aujourd'hui vivant ne soit capable de la surmonter .
Nous aurons à préciser plus loin les caractères de cette ignorance " absolue " ; il nous suffit de la définir maintenant par le critère d'une question posée publiquement à l'ensemble des hommes vivants et à laquelle aucun, même le meilleur spécialiste, ne puisse répondre .
De nombreux exemples se présentent certainement avec spontanéité à la pensée du lecteur ; j'en choisi deux : Qu'est-ce que le cancer ? En quelle année mourra le président du Sénat ? Ces exemples suffisent à rappeler que l'ignorance est encore partout, et qu'elle concerne nos préoccupations les plus vitales .
Dès que l'on tente de dresser une liste de ces ignorances absolues, on les voit constituer deux groupes .
Le premier [auquel appartient la question sur la date de la mort] est l'ignorance banale, traditionnelle, dont chacun a, ou peut avoir, conscience après une réflexion élémentaire ; le second (auquel appartient la question relative au cancer] n'existe que par rapport à une connaissance déjà élaborée : c'est l'ignorance qui naît de la science elle-même . Cette distinction entre les deux natures d'ignorance s'avère instructive à la réflexion . C'est pourquoi nous proposons de diviser ces leçons en deux chapitres :
Le chapitre premier traitera de l'ignorance considérée par rapports aux besoins et aspirations naturels de l'homme ; le second, de l'ignorance considérée par rapport à la connaissance, en tant qu'énigmes posées par l'élaboration même de la science ."

Nous reviendrons sur cette introduction de Jean Fourastié dans un prochain billet en analysant l'ignorance banale, commune et l'ignorance savante, rationnelle .

Bien à vous, Gerboise .



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