vendredi 28 novembre 2008

Premières clartés du matin: Discours de Pierre Termier* au banquet du XIIIe Congrès Géologique International à Bruxelles en 1922 , adressé aux femmes

*) Pierre Termier : [1859-1930], Professeur de Géologie et de Minéralogie à l' École Supérieure des Mines de Paris ; Inspecteur Général du Corps des Mines ; Ancien élève de l' École Polytechnique, major de promotion 1880 ; membre de l'Académie des Sciences en 1909 .

Voici ce texte extraordinaire pour l'époque, grandiose, superbe, où les femmes sont magnifiées, idéalisées pour leur esprit et leurs actions , mais également pour leur personnalité, leurs rôles, leurs missions , leurs vocations, dans notre monde complexe , déjà à cette époque . Aujourd'hui, n'en est-il pas de même ? Dans tous ces contextes ingrats qui constituent notre vie et qui surviennent au fil de toutes les informations qui arrivent jusqu'à nous tous les jours, ne serait-il pas opportun de se rappeler toute la sagesse énoncée dans son discours " aux Dames " par ce grand savant dont sa vaste culture l'avait rendu apte à posséder le sens des réalités et qui savait " regarder les choses en face " ?

Pierre Termier lors de son allocution au banquet du XIIIe Congrès Géologique International à Bruxellles, au Bois de la Chambre, le 18 août 1922 . Toast aux dames, disait, confiait, clamait à toute la "Société " :

" Mesdames ,

C'est à vous, à vous seules, que je m'adresse . (N'en profitait-il pas pour interpeller, apostropher[interpeller brusquement, vivement, d'une façon indirecte, parfois mortifiante] en vue de faire prendre vraiment conscience à tous les " Hommes" de certaine de ses convictions ?)

La série est terminée, des toasts officiels, des congratulations (échanges de compliments ; on dit féliciter ou complimenter, sauf quand il y a une nuance de critique, d'ironie, de dérision ) réciproques . Nous avons fait le tour des patries . Avec vous, je vais rentrer dans l'humanité pure et simple, l'humanité sans acception de race ni de langue, l'humanité telle qu'elle existe depuis le commencement, depuis le miracle inimaginable qui l'a fait jaillir un jour - du Règne vivant ? peut-être ; du Règne inanimé ? je ne sais pas - et l'a jetée sur les chemins du monde ; car les frontières changent, les peuples émigrent et les langues se modifient ; mais, dans leur fond, depuis qu'ils passent sur la terre, les hommes et les femmes n'ont pas changé . Avec vous, je vais rentrer dans l'humanité sans épithète, dont vous êtes, Mesdames, la plus belle et, je crois bien aussi, la meilleure moitié . C'est à vous que je m'adresse .

D'abord, je vous remercie . Je vous remercie d'être venues nombreuses à ce Congrès . Vous ne sauriez croire à quel point votre présence nous était nécessaire . Certes, la Science est magnifique, et tout particulièrement notre Science : j'aurai passé une grande partie de ma vie à exalter sa splendeur . Il est cependant tout un vaste domaine où elle ne pénètre pas ; où, quand elle pénètre, elle demeure comme une étrangère : c'est le domaine de la tendresse . Les géologues sont des contemplatifs . Or, tout contemplatif est un tendre, parce que, dans la profondeur, il n'y a pas de différence entre la Vérité cherchée pour elle-même et l'Amour . La soif de la vérité est une passion d'amour . Les géologues ont donc besoin de vous, qui êtes des êtres de tendresse . Pour quelques-uns d'entre nous, les privilégiés, vous avez été, durant ces jours de travail, la famille même, la famille transplantée et prolongée, l'épouse, la soeur ou la fille . Aux autres, votre simple passage dans nos groupes, le son de votre voix, la fraîcheur de votre rire, ont rappelé la famille absente, les amours lointaines, les joies lointaines, lointaines dans l'espace et que l'on va retrouver bientôt, ou lointaines dans le temps, hélas ! et que l'on ne retrouvera plus jamais ; et, même dans ce dernier cas, le rappel dont je parle n'allait pas sans grande douceur . Il y a d'autres choses encore que votre présence nous a apportées : c'est, dans nos préoccupations et discussions scientifiques, une note plus humaine ; c'est le souci, plus vif, d'expliquer nos idées en un langage simple et clair ; c'est le sentiment que la Géologie n'est pas tout, au monde ; que d'autres domaines existent, non moins beaux, et que, si la vie est faite pour connaître, elle est faite aussi pour aimer ; c'est, enfin, ce je ne sais quoi, qui est vous-mêmes, Mesdames, et que je trouve défini dans ce vers d'un de nos poètes :

Harmonie et parfum, charme, grâce, lumière .

Pour tout cela, je vous remercie .
Ensuite, je vous salue, au nom des géologues ici présents, au nom de tous les géologues du monde, frères de ceux-ci . Et je vous apporte de leur part des cadeaux magnifiques, des continents entiers, et des guirlandes d'îles . Voulez-vous des couronnes, pour ceindre vos têtes ? En voici trois, toutes prêtes, de dimensions et d'ancienneté bien inégales, que nous appelons des chaînes : chaîne calédonienne, chaîne hercynienne, chaîne alpine ; et, pour peu que vous le désiriez, nous saurons les tresser ensemble et en faire un tapis merveilleux, qui s'appellera l'Eurasie et que nous étendrons sous vos pieds . Voulez-vous des joyaux qui étincellent ? Rien n'est trop beau pour vous : voici les lacs de nos montagnes, plus bleus que le saphir ; et les neiges de nos régions polaires, plus éblouissantes que le diamant ; et les dunes de nos déserts, plus brûlées que la topaze ; et les laves ardentes de nos volcans, plus rouges que le rubis . Voulez-vous une ceinture, qui laisse bien loin derrière elle celle que portait Cléopâtre ? Voici la " Ceinture de feu du Pacifique " . Et pour charmer vos yeux et vos oreilles, voici le long déroulement des rivages où la mer se brise, et le bruit des vagues sur la côte, et la chanson du vent dans la forêt endormie .

Voulez-vous plus encore ?

Nous ferons sous vos yeux défiler la Vie, depuis les temps fabuleux jusqu'à nos jours : armée innombrable, sans cesse grossie de colonnes nouvelles, sans cesse décimées par des ennemis invisibles ; armée qui se transforme suivant une discipline précise, et qui va, sans une hésitation, sans un regard en arrière, vers des destinées inconnues .

Il n'y a pas de spectacle comparable .

En un mot, nous vous offrons la Terre entière ! c'est un présent digne de vous .

La Terre !

Je l'ai souvent regardée comme une très belle princesse, c'est-à-dire comme une de vos soeurs ;
Elle est toute pleine d'énigmes ; mais la Femme aussi est indiciblement énigmatique . La terre est , comme vous, " maternelle et douce " ; elle est secourable au blessé qui tombe, au chemineau qui n'en peut plus de fatigue, au moribond qui va s'endormir du grand sommeil . Elle aime, comme vous, à changer de vêtement et de parure, suivant la saison, et même suivant l'heure du jour ; elle a, comme vous, le goût des étoffes somptueuses et légères, des écharpes à fleurs . Elle fut le jardin fermé, le jardin paradisiaque par lequel la Femme était exactement préfigurée . Il y a entre la Terre et vous, bien des affinités mystérieuses . Oui, en vérité, c'est un présent digne de vous .

Enfin, je bois à vous, Mesdames, accomplissant ainsi le rite auguste de la libation, par lequel tout banquet doit finir, par lequel tout banquet prend la grandeur et la solennité d'un sacrifice .Italique Je bois à vous, à votre santé, c'est sûr, et au bonheur des êtres qui vous sont chers . Mais , beaucoup plus encore, je bois au développement de votre influence bienfaisante sur l'humanité .

LA SOCIÉTÉ FUTURE SERA CE QUE SERA LA FEMME .

Dans vos mains, si frêles en apparence,

Belles petites mains qui fermerez nos yeux !

Dans vos mains, vous tenez le sort de l'humanité entière . Je souhaite que vous compreniez de mieux en mieux votre rôle . Il n'est pas d'être la rivale de l'homme . Il est d'être la dispensatrice des joies, la confortatrice dans le travail, la consolatrice dans la douleur, et, dans la mesure du possible, la génératrice et l'éducatrice d'hommes nouveaux . Telle est la signification de mon toast ; telle est sa portée, immense ; tel est le souhait que je forme quand je lève mon verre, en votre honneur, Mesdames ! "

Gerboise vous laisse méditer ce texte extraordinaire . Nous reparlerons de l'auteur, lorsqu'il nous parlera de "La joie de connaître " . Bien à vous .

Aucun commentaire: