lundi 8 juin 2009

Propos d'Alain ( Emile Chartier, 1868-1951) , Esquisses de l'Homme*, Technique et Science .

* ) Publié chez Gallimard en 1938 , XLV, P. 136 , 1938 .

Dans cet ouvrage d'Alain, nous retrouverons cette grande richesse de savoirs et de réflexions présente dans l'ensemble de ses Propos . C'est pourquoi nous vous proposons ,ici encore, de vous "plonger " dans un de ses textes admirables concernant l'homme et toute l'humanité .



TECHNIQUE et SCIENCE

Il n'y a point de technique s'il n'y a outil, instrument ou machine ; mais ces objets, fabriqués de façon à régler l'action, et qui sont comme des méthodes solidifiées ( figées, qui résistent aux évolutions momentanées, qui sont à la fois effectives et durables) , ne font pas eux-mêmes la technique, qui est un genre de pensée (d'instrument immatériel pour agir) .

Un ouvrier qui se laisse conduire par la chose (l'acte) , la coutume et l'outil, n'est pas encore un technicien .


Un technicien exerce la plus haute pensée, et la mieux ordonnée ; un technicien découvre, réfléchit, invente ; seulement sa pensée n'a d'autre objet que l'action même . Il ne cesse de l'essayer . Toutes ses idées sont des idées d'actions .

On se plaît à dire que l'expérience décide de tout ; et c'est vrai ; mais c'est vrai de trop loin pour qu'on détermine par là les différences dans cette foule des hommes qui inventent .

L'ouvrier adhère à l'expérience ; il ne perd jamais le contact ; mais le théoricien aussi à sa manière ; et le technicien se trouve placé entre ces deux extrêmes .

Palissy, autant qu'on sait, était un ouvrier d'émaux ; mais non pas un pur ouvrier, car il cherchait .


Le propre de l'ouvrier c'est qu'il invente sans chercher, et peut-être en refusant de chercher . Guidé par la chose, par l'invariable outil, par la tradition, il ne se fie (fier : faire confiance) jamais à ce qui est nouveau ; il invente par des changements imperceptibles (insensibles) à lui-même .

La pirogue, la voile, l'arc, le moulin à vent, l'agriculture, la cuisine, l'art de dresser et d'élever les animaux, sont dus à cette pratique serrée et prudente, pendant une immense durée, de maître en apprenti, et, plus anciennement, de père en fils .

L'art du luthier est un de ceux où l'on peut admirer un lent progrès par pure imitation . La technique s'y met présentement, et l'on tente de produire des sons de violoncelle sans violoncelle .
A l'autre extrême, un Helmholtz (physicien et physiologiste allemand, 1821-1894, qui en acoustique interpréta les sonorités par l'existence d'un son musical simple) analyse les timbres, et nous apprend de quels sons harmoniques se composent les voyelles . Tous suivent l'expérience et interrogent la chose .

Le premier suit les procédés connus ; le second invente des procédés ; le troisième cherche à comprendre, c'est-à-dire à débrouiller ses propres idées .

Que gagne-t-on à comprendre ? Peut-être simplement ne pas craindre .

Lucrèce (poète latin, ~ -98-~-55) après Epicure (philosophe grec, ~ -341- ~-270) , disait qu'il se souciait peu de choisir entre telle ou telle conception de l'éclipse, pourvu qu'on n'y mît pas les dieux . Je me borne à rappeler ici l'immense idée de Comte ( Auguste, philosophe français, 1798-1857) , d'après laquelle la science est née de théologie nettoyée, et non de technique .


Cette idée est livrée aux discussions ; mais, de toute façon, elle éclaire le sujet .
Dans les choses de l'âme, comme passions, sentiments, aptitudes, caractères, vertus, vices, il se trouve aussi des ouvriers, des techniciens, des savants . M. de Saci (Le Maître de Saci, prêtre français,1613-1684) , le fameux directeur (de conscience) , était une sorte d'ouvrier ; l'inspecteur de la Sûreté en est un autre . Saint-Cyran ( théologien français, 1581-1643) et Sherlock Holmes ( personnage créé par Conan Doyle) sont plutôt des techniciens . Descartes est un savant dans les passions .

L'ouvrier manie l'homme selon sa tradition, et devient habile sans le vouloir .
Le technicien ose d'avantage, et secoue l'homme, si je puis dire, de diverses manières .
Le savant cherche seulement
à se représenter ses propres passions comme des mouvements non absurdes ; et c'est ainsi que Descartes comprend que l'amour est bon pour la santé, et la haine, au contraire, très mauvaise .

Cette troisième route n'est pas assez suivie . On ne gagne pas beaucoup à agir sur les passions comme on ferait une soudure, ou comme on manie le condensateur dans une téléphonie sans fil . Au lieu que Spinoza a marqué le point idéal en disant :

" Une passion cesse d'être une passion dès que nous en formons une idée claire et distincte . "


Ainsi, de même qu'il y a des ouvriers d'astronomie, comme les Égyptiens qui arrivaient à prédire les éclipses par longues archives, et des savants d'astronomie, qui se font autant qu'ils peuvent des idées explicatives des apparences célestes , je dirais de même qu'il y a des ouvriers de la psychologie, des techniciens de psychologie, et de rares savants, plus précieux et plus secourables en cette difficile manière qu'en aucune autre .

Qu'est-ce que c'est que le savant de psychologie ?


C'est Descartes qui en donne le mieux l'idée . Il joint la contemplation avec l'adhésion la plus stricte à la nature . En toute science, il y a étude continuelle de l'expérience ; il est bon de voir comment se définissent les différences, comment la recherche s'oriente, et comment il se fait que l'orgueilleuse technique n'ait pas tout dominé . C'est que les formes géométriques et mécaniques sont bien plus légères que les outils . Ce sont des ombres qui limitent l'expérience ; on les voit à peine ; on les change d'après l'événement sans que la rigueur géométrique cède jamais .

L'arpentage n'est pas moins rigoureux en marécage ."

20 Août 1930

Cordialement , bien à vous, Gerboise .








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