samedi 3 octobre 2009

Propos d'Alain ( Emile Chartier, 1868-1951) ,Propos sur l'Education* De la complexité de penser , de" prendre garde " , de nuancer une idée **...

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* Publié aux Presses Universitaires de France en 1932, XL, p 102 .
** qui essaie de germer dans l'esprit .

" Nul ne peut penser ce qu'il dit, car sa pensée est encore autre chose qu'il dit .
Écoutez le bavardage ; la pensée y est toujours en retard d'un moment .
Ce que je dis recouvre ce que j'ai dit .
Chacun a connu de ces parleurs qui sont toujours sur le point de penser .
Le discours est proprement intempérant (qui manque de modération) ; car en un sens il se continue lui-même, et chaque parole dépend de la précédente ; mais en quel sens ?

En ce même sens qu'un geste suit un geste . L'homme ramène ses bras à lui par cela seul qu'il les a étendus . C'est ainsi, mais par un jeu des organes plus caché, qu'un mot suit un autre mot, que l'aigu succède au grave et le roulant au sifflant . J'entends bien ses raisons, si l'on peut dire ; et c'est que sa bouche ne peut garder la même forme, ni sa gorge vibrer de la même façon . Ce discours est réglé comme le murmure de la mer, toujours balancée . Cette sorte de mémoire oublieuse fait toutes les querelles .

Tout ce qu'on invente sur l'éducation est misérable, faute d'avoir réfléchi sur la difficulté de penser .

On admire le parler de l'enfant, sorte de chant d'oiseau qui imite sans savoir, et qui imite aussi bien le vieux merle, si bien dressé, j'entends l'homme important qui interroge . Il est dur de mépriser ces concerts d'intelligence, où l'intelligence n'est que pour l'autre, et n'est rien pour soi .

Tant que l'enfant ne se répète pas exactement ce qu'il a dit, tant qu'il ne pense pas ce qu'il dit, et enfin tant qu'il ne pense pas sa pensée , RIEN N'EST FAIT .

Aussi voit-on que les ignorants qui cherchent sagesse s'appuient sur les proverbes, qui sont de naïfs poèmes, où le nombre et l'assonance ( identité de la voyelle finale ou du son final, mais non de la syllabe finale , dans deux mots) sont comme des marques auxquelles l'esprit se retrouve .

Une telle pensée s'affermit, mais ne se développe point . Les poèmes plus achevés enferment encore l'esprit ; ils le conforment ; ils ne l'affranchissent pas .

C'est la prose qui affranchit . La prose repousse la mémoire chantante .

Il n'y a de prose que lue ; ainsi savoir lire est le tout .

Chacun comprend que celui qui sait lire pourra s'instruire ; mais la vertu de savoir lire n'est point toute là ; elle est dans le premier moment de lire, dans le merveilleux moment de comprendre ce que l'on dit ; dans ce moment affranchi de mémoire et d'égarement, par la vertu de cet objet invariable, noir sur blanc, LE LIVRE .
Modèle de nos propres pensées ; improvisation qui reste ; liberté fixée .

Ce n'est plus le rythme qui conserve ; c'est la chose qui conserve .

Ainsi je fais l'expérience d'une pensée qui essaie sans se perdre .

Il y eut un temps de proverbes, de poèmes, d'invariables récits .

Temps de croyance ; et il n'importe guère si ce qu'on croit est vrai ou non .
Il y a tout le bon sens possible dans les anciennes fables ; mais, par la nécessité de mémoire, et la crainte de s'égarer, l'esprit est serf . Peut-être faudrait-il dire que, dans l'ancienne sagesse, il n'y avait point d'espérance ; les mêmes chemins toujours, et la même fin . Le même ordre, la même vitesse, les mêmes causes, tel est le royaume de mémoire .

LIRE corrige premièrement cette peur de penser mal .

Lire en chantant, ce n'est que l'apprentissage . Lire des yeux, éprouver l'objet invariable, l'explorer d'un coup d'œil, y revenir, c'est la perfection du lire .

Les pensées d'aventures trouvent ici un soutien, un commencement d'espérance, par la perspective de l'art d'écrire .

Et c'est là qu'il faut viser, par des exercices entremêlés de lire de relire, de copier, d'imiter, de corriger, de recopier, je dirais même d'imprimer ; car pourquoi l'enfant ne donnerait-il pas à ses pensées, revues, corrigées, nettoyées, cette forme architecturale ?

Au reste, il est toujours bon d'imiter, en écrivant, les formes typographiques, car l'imprimé est maintenant le roi de l'esprit . Ainsi, en s'appuyant toujours sur la règle de l'ancienne sagesse, qui est de ne rien changer aux pensées, on apprendrait peu à peu à changer en conservant . C'est douter et croire d'un même mouvement . "

Dans ce propos, Alain nous amène à réfléchir au grave problème de l'acquisition pratique des savoirs et aux pièges qui peuvent survenir dans l'élaboration de la pensée . Il est un exemple de Réflexion à suivre en vue d'acquérir la maîtrise du langage, objet intime de la pensée .

Cordialement, bien à vous, Gerboise .


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