jeudi 18 février 2010

Bases* des désirs devenus extrêmes,à la source des dépendances néfastes en cas de contacts inopportuns**, fâcheux, dans des circonstances défavorables

.
*conçues par Gabriel Tarde .

**malencontreux, qui viennent mal à propos, indésirables, parfois désastreux, préjudiciables .

Les idées et les concepts développés dans ce billet s'appuient sur une partie consacrée à la notion de désir de l'ouvrage de Gabriel Tarde, de l'Institut, Professeur au Collège de France : Psychologie économique, publié en 1902 par Félix ALCAN, Éditeur .

Jean-Gabriel Tarde,1843-1904, était un juriste, juge à Sarlat en Dordogne, sociologue et philosophe français et l'un des premiers penseurs en criminologie moderne . Il s'est fait connaître notamment par son ouvrage intitulé Les Lois de l'Imitation [1890] , qui rend compte des comportements sociaux par des tendances psychologiques individuelles .

Dans le cadre d'une série d'articles qui seront présentésdans ce blog , concernant la "drogue et ses dépendances " , la notion de " désirs " liée aux attitudes comportementales et addictions (états de dépendance à une substance ou à une activité nocive pour la santé) aux drogues étant très complexe , nous allons progressivement analyser tous les facteurs intervenant dans ce redoutable problème qu'il faudra cerner, circonscrire, appréhender et chercher à comprendre en vue d'envisager des conseils et des solutions .

Le texte qui va suivre, extrait du premier tome de la psychologie économique de Gabriel Tarde, chapitre II : Rôle économique du désir, page 161 à 168 , va nous permettre , dans une première étape, de situer nos réflexions dans un ensemble de contextes opérationnels concernant les " penchants " ( les inclinations, les tendances naturelles ou " épousées " c'est-à-dire s'attacher de propos délibéré et avec ardeur à quelque chose, ici une " drogue " ) , habitudes acquises
survenant lors de ces états de dépendance.

Voici le texte de l'auteur :

"" ... Une illusion à craindre, quand on vit comme nous à une époque [ publié en 1902] de progression rapide et fiévreuse des besoins, est de croire qu'elle est l'état normal de l'humanité et pourra se poursuivre sans fin .

Il viendra nécessairement un moment où le cœur humain, même américain, ne suffira plus à cette émission continue de nouveaux désirs que les développements de la " machinofacture " exigent de lui pour qu'il offre des débouchés sans cesse croissants à sa production toujours plus abondante .

La nature humaine n'est pas inépuisable en besoins, ni en caprices même, et, tôt ou tard, chaque homme, même le plus ambitieux et le plus imaginatif, se heurte aux limites [ à une sorte de frontière plus ou moins impénétrable ? ] non seulement de sa force, mais de son désir , devenu inextensible .

Quand ce heurt final, quand cet arrêt de croissance se produira pour l'humanité, il est bien certain que le progrès ne pourra plus consister dans un accroissement continu de la production, idéal de tant d'économistes .

Il ne pourra plus viser que l'abréviation croissante du travail humain et l'augmentation du loisir .


En résumé, chacun de nous tourne ainsi, à chaque instant, dans un cercle plus ou moins grand de désirs périodiques, - aux périodes régulières ou irrégulières - et, à chaque instant, est lancé sur la voie de quelque fantaisie, de quelque passion entraînante, qui tend toujours, souvent parvient, à entrer à son tour dans la ronde des désirs enchaînés, à s'y fixer en habitude .

D'autre part, chaque peuple, composé d'un certain nombre d'individus, est l'entrelacement, pour ainsi dire, de ces cercles individuels et aussi bien de ces paraboles individuelles, de ces habitudes et de ces fantaisies qui, considérées en masse, prennent le nom de coutumes et de modes . Or, si le vœu du bonheur était le désir unique et fondamental , on verrait chaque peuple, comme chaque individu, une fois son cercle d'habitudes ou de coutumes tracé, s'y enfermer, s'y clore à jamais .

Mais nous voyons au contraire que, par l'insertion de nouvelles fantaisies et de nouvelles modes, ce cercle tend sans cesse, en général, à s'élargir en se déformant, dans une fièvre de croissance continue, dans une inquiétude constante . Ce n'est donc pas le vœu du bonheur qui explique cet élargissement fiévreux . Dira-t-on que c'est le vouloir vivre de Schopenhauer ( philosophe allemand, 1788-1860,dans son œuvre principale : Le Monde comme volonté et comme représentation,1818 , il affirma que si l'univers est en apparence " le jeu sans but et par là incompréhensible d'une éternelle nécessité " , il est en réalité, comme chose-en-soi, " volonté absolument libre " dont tous les phénomènes naturels sont les degrés progressifs d'objectivation ) ? Mais qu'est-ce autre chose qu'un nom générique donné à l'enchaînement même des désirs successifs et divers?

Les nommer, ce n'est pas les expliquer .

D'où proviennent donc tous ces désirs nouveaux qui viennent s'insérer de temps en temps dans la ronde de nos désirs ?

Et d'où proviennent aussi bien les désirs anciens ?

On peut répondre, si l'on veut, que la source de tous nos désirs, même des plus raffinés, est de nature organique et vitale . Il n'est pas jusqu'au désir de voir jouer des tragédies ou de composer des opéras wagnériens qui ne soit le rejeton d'une souche physiologique, le besoin de se divertir, de dépenser ses forces, tout comme le besoin de manger des gâteaux procède du besoin de nutrition, tout comme le désir de monter à bicyclette ou en automobile procède du besoin de locomotion .

LES BESOINS SONT LE TRONC DONT LES DÉSIRS SONT LES RAMEAUX ,

et il n'appartiendrait donc, semble-t-il, qu'au naturaliste de résoudre notre problème .

La vérité est que tous les désirs possibles sont LATENTS (virtuels, inexprimés, en germes) qui ne se manifeste pas dans les profondeurs de notre organisme ; mais ils y sont cachés comme toutes les statues possibles sont enfermées dans un bloc de marbre (
clandestines tant que le sculpteur n' en a pas fait surgir une, délivrée , matérialisée par son imagination, avec ses outils matériels) .

En définitive, cela n'empêche pas le statuaire d'être le véritable auteur de la statue .

Le statuaire ici est multiple :

C'est l'ensemble des circonstances de la vie .

Ces circonstances peuvent être divisées en deux groupes :

En premier lieu, la série des rencontres - chacune accidentelle prise à part, toutes nécessaires dans leur ensemble - de l'individu avec les êtres extérieurs qui composent la flore et la faune, le sol et le climat de la région ;
En second lieu, la série des rencontres, - non moins accidentelles et non moins nécessaires en même temps - avec les autres hommes qui composent le milieu social .

Ces rencontres avec les êtres extérieurs provoquent autant de sensations spéciales, véritables découvertes de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du goût, du tact, qui éveillent certains modes d'actions spéciaux, cueillette, poursuite de tel ou de tel gibier, pêche, primitives inventions presque instinctives ; et ce sont ces découvertes et ces inventions élémentaires, plus ou moins spontanées, qui, en se propageant imitativement des premiers qui les ont faites aux individus de leur voisinage et de ceux-ci à d'autres, grâce aux rencontres des hommes entre eux, ont fait naître et enraciner dans tel pays le désir de manger des dattes ou des figues, ailleurs l'appétit de tel poisson ou de tel gibier, ou bien le goût de tel genre de poterie, de tel genre de tatouage et de décoration " ".

Mais malheureusement, également parfois, des addictions à des produits et à des habitudes nocives, telles que les diverses drogues .

" " Les rencontres des hommes entre eux n'ont pas seulement servi à cette propagation des découvertes ou inventions spontanément nées chez les individus les mieux doués en face de la nature .

Elles ont servi surtout à susciter des découvertes et des inventions d'un degré supérieur qui, en faisant apercevoir la nature à travers les sentiments caractéristiques de la vie sociale, amours et haines, adorations et exécrations, peines et colères, sympathies et antipathies, à travers les " verres réfringents des mots " ( au sens propre,qui produit la réfraction, une déviation d'un rayon lumineux ou d'une onde électromagnétique qui franchit la surface de séparation de deux milieux où la vitesse de propagation est différente ; dans notre cas, au sens figuré, image concernant le rôle des mots qui peuvent posséder des sens différents selon les circonstances, les milieux dans lesquels ils interviennent ) et des dogmes, des langues et des religions, des théories philosophiques, des notions scientifiques, donnent au désir une foule d'objets entièrement nouveaux, poursuivis par des voies d'activité tout à fait nouvelles " ".

Un peu plus tard, dans d'autres billets, après avoir défini les notions de maîtrise de soi, donc de la volonté, nous aborderons les bases des diverses dépendances . Mais particulièrement celles des multiples influences de l'entourage, de la sphère sociale dans laquelle nous sommes amenés, lors des diverses circonstances de la vie, à établir des fréquentations avec une totale insouciance, quant à la moralité des groupes de copinage...!

" " Prenez un désir quelconque, même des plus anciens, des plus enracinés, le désir de manger du pain en Europe, de boire du vin dans le midi de la France, de se vêtir de drap, etc. , vous n'en trouverez pas un qui n'ait commencé par une découverte ou une invention, dont l'auteur le plus souvent reste inconnu . Mais une invention non limitée est comme n'existant pas socialement, économiquement surtout .

C'est seulement quand elle se propage, et dans la mesure où elle se propage, qu'elle prend une importance économique, parce que le nouveau désir de consommation ( de produits nuisibles à la santé physique et psychique) - et aussi bien le nouveau désir de production - qu'elle a engendré, s'est répandu à un certain nombre d'exemplaires .

Une industrie, née d'une invention, ou plutôt, toujours, d'un groupe d'inventions successives, n'est viable qu'autant que le désir de consommation auquel elle correspond s'est suffisamment répandu d'individu à individu, par une action inter-psychologique curieuse à étudier ; et le développement de cette industrie est entièrement subordonné à la propagation de ce désir . Tant que ce désir, par suite de certains obstacles opposés par la difficulté des communications, les frontières d'états, la séparation des classes, les mœurs, les idées religieuses, restera renfermé dans une étroite région ou dans une certaine classe peu nombreuse de la nation, cette industrie ne pourra devenir une grande industrie . Elle ne le pourra non plus si le désir se propage, à la vérité, très vite d'individu à individu, de pays à pays, mais, en chaque individu, en chaque pays, est éphémère et ne s'y enracine pas " ".

(
Nous nous rendrons compte de l'importance de plus en plus prépondérante des "industries " concernant les stupéfiants !)

" " Ce qu'un industriel, ce qu'un producteur quelconque doit savoir, avant tout, c'est si le désir qu'il satisfait est de ceux qui s'étendent loin mais durent peu, ou de ceux qui, resserrés dans d'étroites limites géographiques, durent fort longtemps .

Il est - les éditeurs le savent bien - des livres d'archéologie locale que les archéologues de telle province peuvent seuls désirer lire, mais qui seront lus avec le même intérêt par dix ou vingt générations d'archéologues de cette province ; et on se garde bien d'imprimer et d'éditer ces livres dans les mêmes conditions que les romans en vogue aujourd'hui, dévorés dans le monde entier, et qui demain ne trouveront pas un acheteur . Il y a ainsi, pour toute industrie, pour toute production, à considérer deux sortes de débouchés ,

- un débouché dans l'espace, pour ainsi dire,et

- Un débouché dans le temps,

Le premier formé par la répétition- mode, le second par la répétition- coutume du désir spécial que cette industrie doit satisfaire . La proportion de ces deux débouchés varie extrêmement d'une industrie à une autre et, dans chacune d'elles, d'un âge à un autre âge, d'un pays à un autre pays . La difficulté, pour l'industriel avisé, est de se plier à ces conditions si complexes, et, pour l'économiste, de démêler quelques faits généraux parmi cette broussaille de faits particuliers .

Le problème se résume, en somme, à ceci : serrer le plus près possible la genèse des inventions, et les lois de leurs imitations .

Le progrès économique suppose deux choses :

-D 'une part, un nombre croissant de désirs différents ; car, sans différence dans les désirs, point d'échange possible, et, à chaque nouveau désir différent qui apparaît, la vie de l'échange s'attise .

-D'autre part, un nombre croissant d'exemplaires semblables de chaque désir considéré à part ; car, sans cette similitude, point d'industrie possible, et, plus cette similitude s'étend ou se prolonge, plus la production s'élargit ou s'affermit . - Or, nous venons de le dire, l'apparition successive des désirs différents qui sont venus s'ajouter ou se substituer les uns aux autres, - s'ajouter plus souvent que se substituer - a pour cause la succession des découvertes ou des inventions non pas seulement pastorales, agricoles, industrielles, mais religieuses même, scientifiques, esthétiques ; et la diffusion de chacun de ces désirs, son extension ou son enracinement, a pour cause l'imitation, la contagion mentale d'homme à homme . ( Ceux en particulier, concernant notre propos au sujet de la dépendance )

Il y a donc là, encore une fois, deux problèmes qui s'imposent au seuil de l'économie politique :

A - Y a-t-il un ordre, ou plusieurs ordres, de la succession des inventions et découvertes ; et quel est-il, ou quels sont-ils ?

B - Y a -t-il des faits généraux présentés par la propagation imitative des lois qui les régissent ; et quelles sont ces lois ?

Si l'on pouvait répondre à la première de ces deux questions aussi nettement qu'à la seconde, l'économie politique, dans certains cas, appuyée sur la statistique, pourrait se permettre d prédire, presque à coup sûr, quel sera l'état économique d'un pays, de la France, de l'Europe, dans vingt ans, dans un demi-siècle . Malheureusement, quand le statisticien, voyant la courbe graphique de tel ou tel article de commerce, de tel ou tel mode de fabrication ou de locomotion, qui fait des progrès graduels, se hasarde à dire que, dans cinquante ans, telle industrie aura envahi le monde entier ou telle partie de la planète, cette prédiction ne peut jamais être que subordonnée à cette condition expresse :

" en admettant que, d'ici là, aucune invention rivale et mieux accueillie ne vienne à surgir " .

L'invention future, c'est là l'écueil de tous les calculs, c'est l'imprévu où se heurtent toutes les prophéties .

J'ai répondu ailleurs, autant que j'ai pu, aux deux problèmes ci-dessus posés * ( voir, Logique sociale, le chapitre intitulé les " lois de l'invention " , et les Lois de l'Imitation, Paris, Félix Alcan ) ,mais surtout au second qui se prête à des solutions précises . Je me permets d'y renvoyer le lecteur . Ici, je n'ai à dire qu'un mot de la première question, tout simplement pour montrer sa place et la profonde erreur de ceux qui l'oublient .

Si dissemblables, si variées que soient les découvertes ou les inventions, elles ont toutes ce trait commun de consister, au fond, en une rencontre mentale de deux idées qui, regardées jusque-là comme étrangères et inutiles l'une à l'autre, viennent, en se croisant dans un esprit bien doué et bien disposé, à se montrer rattachées l'une à l'autre intimement, soit par un lien de principe à conséquence, soit par un lien de moyen à fin, ou d'effet à cause . Cette rencontre, cette jonction féconde, voilà l'événement, le plus souvent inaperçu à l'origine, l'événement caché dans la profondeur d'un cerveau, d'où dépend la révolution d'une industrie, la transformation économique de la planète .

Le jour où Arstedt a vu l'électricité et le magnétisme par un côté qui les liait l'une à l'autre, le jour où Ampère a repris et développé cette synthèse, le télégraphe électrique était né, destiné à enserrer
le globe de son réseau aérien et sous-marin .

Ces croisements heureux d'idées dans des cerveaux, peut-on dire qu'ils sont toujours le fruit du travail ? Et osera-t-on prétendre que l'inventeur est un travailleur comme un autre ?

L'inventeur peut être un travailleur, il l'est souvent, il ne l'est pas toujours ; mais ce n'est pas précisément en travaillant, c'est dans ses loisirs qu'il invente, quoique ce puisse être parce qu'il a travaillé ; et son invention n'est jamais un travail . Loin d'être un travail, c'est-à-dire un effort et une peine, elle est une joie intense et profonde, qui dédommage celui qui l'éprouve des fatigues de toute une vie .

Quand son invention porte des fruits et lui vaut la gloire ou la fortune - rarement la fortune- c'est la joie, non sa peine, que l'humanité lui paie ainsi .

Ne disons donc plus que le travail est la seule source de la valeur .

La source première, c'est l'invention qui n'est pas un travail; car le travail, c'est de l'imitation à jet continu, c'est une série périodique d'actes enchaînés, dont chacun a dû être enseigné par l'exemple d'autrui et fortifié par la répétition de soi-même, par l'habitude " ".

A suivre, lors notre prochain billet concernant ce thème : " La maîtrise de soi-même " , dans quelques jours .

Cordialement, bien à vous, Gerboise .


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