vendredi 20 avril 2012

Deux géants de la connnaissance de l'être humain, Socrate et Montaigne échangent des propos sur les variations [stabilité et/ou évolution] de la nature humaine en comparant les hommes sur leur façon de vivre avec leur temps, sous la plume de FONTENELLE

 

Voici un exemple remarquable de réflexion sur l'évolution et la constance des comportements humains au cours des temps .
Il s'agit d'un des dialogues de Fontenelle*, dits "Dialogues des morts". Celui-ci , entre Socrate** et Montaigne*** , est construit à partir des échanges d'opinions imaginés entre ces deux grands esprits ; échanges conçus, élaborés par l'auteur des " Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686 " et " De l'histoire des Oracles, 1686 " .

* Bernard le Bovier de Fontenelle naquit à Rouen le 11 Février 1657 .Neveu de Corneille par sa mère, il appartenait à une famille littéraire illustre . Après avoir fait des études de droit, et après avoir, comme avocat, plaidé une cause sans succès, il quitta le barreau pour se consacrer aux lettres .
Il donna en 1683 des Dialogues des Morts, œuvre intelligente et paradoxale, où il semble prendre plaisir à heurter de front les opinions les plus communément reçues ;

** Socrate, qui s'était donné pour tâche d'être instructeur universel des Athéniens, a voulu rester un accoucheur des esprits . Il ne prêchait pas, il enseignait ; il ne demandait pas la foi, la croyance, mais l'intelligence .  Il appelait chacun à prendre conscience de sa responsabilité propre, et à régler son jugement  . Socrate ne demandait pas à ses élèves de répéter son comportement ; il indiquait un chemin et une vérité en fonction desquels il s'orientait pour son propre compte, mais il ne prétendait pas être lui-même ce chemin et cette vérité .

***Montaigne ,

" De l'expérience que j'ai de moi, je trouve assez de quoi me faire sage " [ Essais, III,13] .

Montaigne et également Érasme comprirent que l'esprit humaniste était un esprit de raison, de mesure et d'humanité . L'humanisme fut chez eux une foi retrouvée dans les ressources de la nature humaine,une confiance mise en la raison pour instruire les hommes, les civiliser, leur apprendre à humaniser leurs rapports, à rendre plus justes leurs institutions . Ils eurent aussi un sens aigu des limites de notre nature, une défiance à l'égard des ambitions démesurées qui poussent l'homme, comme disait Montaigne,  " à vouloir faire la poignée plus grande que le poing et enjamber plus que l'étendue de ses jambes " (Essais, II,12)
Comme ont pu le dire, au cours des siècles passés, beaucoup d'esprits curieux des choses humaines et sociales, Montaigne  fut " le plus génial et le plus complet "  des humanistes de son temps . Bien plus que par Érasme et d'autres qui, écrivant en latin, ne touchaient que des érudits, c'est par lui que s'est faite la diffusion de l'esprit humaniste retrouvé .
Le génie de Montaigne a fait, à partir des sentences des grands écrivains de l'antiquité, le premier essai d'une sagesse moderne, héritière de la sagesse antique, éclairée par la philosophie de la Grèce et de la Rome antique que les anciens ne soupçonnaient pas .
Il essaya d'être, autant que possible, un sage . Qu'il ait cru pouvoir  y réussir, c'est ce qu'exprime son " que sais-je ? " et qui n'est rien de plus qu'un sentiment très vif de la fragilité et de l'inconstance des jugements humains . Un des premiers, il nous a révélé que le sujet humain est " merveilleusement ondoyant et divers " .
Montaigne a toujours été soucieux au plus au point de garder son indépendance .Il était conscient du risque de ne travailler qu'à remplir sa mémoire et laisser son entendement et sa conscience vides . Souvent il enseignait une pédagogie de sagesse : 

" Nous prenons en garde les opinions et le savoir d'autrui, et puis c'est tout . Mais le plus important c'est de les faire nôtre "  
 " Combien diversement jugeons-nous des choses ? Combien de fois changeons-nous nos fantaisies ? 
Ce que je tiens aujourd'hui (ce que je tiens pour vrai) et ce que je crois, je le tiens et je le crois de toute ma croyance . Tous mes outils et tous mes ressorts (facultés) empoignent cette opinion et m'en répondent sur tout ce qu'ils peuvent . Je ne saurais embrasser aucune vérité, ni conserver, avec plus de force que je fais celle-ci . J'y suis tout entier, j'y suis vraiment !

Mais ne m'est-il pas advenu, non une fois, mais cent, mais mille, et tous les jours, d'avoir embrassé quelqu'autre chose avec ces mêmes instruments, en cette même condition ( de cette même façon) que depuis j'ai jugé fausse? Au moins faut-il devenir sage à ses propre dépens . Si je me suis trouvé souvent trahi sous cette couleur ( par cette apparence) , si ma touche ( pierre de touche)  se trouve ordinairement fausse, et ma balance inégale et injuste, quelle assurance en puis-je prendre à cette fois plus qu'aux autres ? N'est-ce pas sottise de me laisser tant de fois piper à ( tromper par)  un guide ? Toutefois que la fortune (les circonstances) nous remue cinq cents fois de place, qu'elle ne fasse que vider et remplir sans cesse, comme dans un vaisseau,dans notre croyance autres et autres opinions, toujours la présente et la dernière, c'est la certaine et l'infaillible ."

 " Nous sommes tous contraints et amoncelés en nous ( repliés sur nous-mêmes) , et avons la vue raccourcie à la longueur de notre nez ."

On demandait à Socrate d'où il était ; il ne répondit pas : " d'Athènes " , mais: " du monde " . Lui, qui avait l'imagination plus pleine et plus étendue, embrassait l'univers comme sa ville, jetait ses connaissances, sa société et ses affections à tout le genre humain ; non pas comme nous, qui ne regardons que sous nous .

" J'ai pris, comme j'ai dit ailleurs, bien simplement et crûment pour mon regard ( pour ce qui me concerne) ce précepte ancien : que nous ne saurions faillir à suivre la nature, que le souverain précepte, c'est de ce conformer à elle "...

" Je n'ai pas corrigé Socrate , par force de la raison  mes complexions naturelles, et n'ai aucunement troublé par art mon inclination .Je me laisse aller, comme je suis venu, je ne combats rien, mes deux maîtresses pièces (  ma complexion [tempérament]  naturelle et ma raison) vivent de leur grâce en paix et en bon accord .
Cette raison qui redresse Socrate  de son vicieux pli, le rend obéissant aux hommes et aux Dieux qui commandent en sa ville, courageux en la mort, non parce que son âme est immortelle, mais parce qu'il est mortel ."

Savoir se donner à autrui sans s'ôter à soi .
Savoir être impartial .


" Quoi qu'on nous prêche ( conseille, préconise, recommande) , quoi que nous apprenions, il faudrait toujours se souvenir que c'est l'homme qui donne et l'homme qui reçoit ; c'est une, mortelle main qui nous le présente ; c'est une mortelle main qui l'accepte " .

Pénétrons maintenant dans le texte de Fontenelle : le voici


" Montaigne est le premier à entrer en scène .

C'est donc vous,  divin Socrate ? Que j'ai de joie de vous voir ! Je suis tout fraîchement venu en ce pays-ci et dès mon arrivée je me suis mis à vous y chercher . Enfin, après avoir rempli mon livre de votre nom et de vos éloges, je puis m'entretenir avec vous, et apprendre comment vous possédiez cette vertu si naïve , dont les allures étaient si naturelles, et qui n'avaient point d'exemple, même dans les heureux siècles où vous viviez .

Socrate commente les premiers propos de Montaigne .

Je suis bien aise de voir un mort qui me paraît avoir été philosophe : mais comme vous êtes nouvellement venu de là-haut, et qu'il y a longtemps que je n'ai vu ici personne (car on me laisse  assez seul, et il n'y a pas beaucoup de presse à rechercher ma conversation) , trouvez bon que je vous demande des nouvelles .
Comment va le monde ? N'est-il pas bien changé ?

Montaigne approuve .

Extrêmement . Vous ne le reconnaîtriez pas .


Socrate poursuit .


J'en suis ravi . Je m'étais toujours bien douté qu'il fallait qu'il devint meilleur et plus sage qu'il n'était de mon temps .

Montaigne relance .

Que voulez-vous dire ?  Il est plus fou et plus corrompu qu'il n'a jamais été . C'est le changement dont je voulais parler, et je m'attendais bien à savoir de vous l'histoire du temps que vous avez vu, et où régnait tant de probité ( qualité qui nous pousse à rechercher le bien et à fuir le mal .Probité implique obéissance rigoureuse aux lois instituées par la société ) et de droiture .

Socrate naïf, stupéfait .

Et moi, je m'attendais, au contraire, à apprendre des merveilles du siècle où vous venez de vivre . Quoi ! les hommes d'à présent  ne se sont point corrigés des sottises de l'antiquité ?

Montaigne précise .

Je crois que c'est parce que vous êtes ancien que vous parlez de l'antiquité si familièrement ; mais sachez qu'on a grand sujet d'en regretter les mœurs, et que de jour en jour tout empire .

Socrate réaliste puis optimiste!

Cela se peut-il ? Il me semble que de mon temps les choses allaient déjà bien de travers . Je croyais ( n'est-ce pas de la naïveté )qu'à la fin elles prendraient un train (une orientation) plus raisonnable, et que les hommes profiteraient de l'expérience de tant d'années .

Montaigne qui a le sens des réalités .

Eh !  les hommes font-ils des expériences ? Ils sont faits comme les oiseaux, qui se laissent toujours prendre dans les mêmes filets où l'on a déjà pris cent mille oiseaux de leur espèce . Il n'y a personne  qui n'entre tout neuf dans la vie, et les sottises des pères sont perdues pour les enfants .

Socrate persévérant dans sa vision des choses .

Mais quoi ! ne fait-on point d'expérience ? Je croirais que le monde devrait avoir une vieillesse plus sage et plus réglée que n'a été sa jeunesse .

Montaigne s'accorde sur ces propos .

Les hommes de tous les siècles ont les mêmes penchants, sur lesquels la raison n'a aucun pouvoir . Ainsi, partout où il y a des hommes, il y a des sottises et les mêmes sottises .

Socrate approuve .

Et sur ce pied- là (à ce point de vue), comment voudriez-vous que les siècles de l'antiquité eussent mieux valu que le siècle d'aujourd'hui ? 

Montaigne commente les déclarations de Socrate et les apprécie . 

Ah ! Socrate , je savais bien que vous aviez une manière particulière de raisonner, et d'envelopper si adroitement ceux à qui vus aviez affaire dans des arguments dont ils ne prévoyaient pas la conclusion, que vous les ameniez où il vous plaisait ; et c'est ce que vous appeliez être la sage-femme de leurs pensées, et les faire accoucher . J'avoue que me voilà accouché d'une proposition toute contraire à celle que j'avançais : cependant je ne saurais encore me rendre . Il est sûr  qu'il ne se trouve plus de ces âmes vigoureuses et raides  de l'antiquité , des Aristide, des Phocion, des Périclès, ni enfin des Socrate .

Socrate constate et se pose des questions .     

A quoi tient-il ? Est-ce que la nature s'est épuisée, et qu'elle n'a plus la force de produire ces grandes âmes ? Et pourquoi ne serait-elle encore épuisée en rien, hormis en hommes raisonnables ? Aucun de ses ouvrages n'a encore dégénéré : pourquoi n'y aurait-il que les hommes qui dégénérassent ?

Montaigne prend acte de la situation .

C'est un point de fait ; ils dégénèrent . Il semble que la nature nous ait autrefois montré quelques échantillons de grands hommes, pour nous persuader qu'elle en aurait su faire si elle avait voulu, et qu'ensuite elle ait fait tout le reste avec assez de négligence .

Socrate qui a ,lui aussi, "les pieds sur terre" ! souligne et considère la situation .

Prenez garde à une chose . L'antiquité est un objet d'une espèce particulière ;  l'éloignement le grossit . Si vous eussiez connu Aristide, Phocion, Périclès et moi, puisque vous voulez me mettre de ce nombre, vous eussiez trouvé dans votre siècle des gens qui nous ressemblaient . Ce qui fait d'ordinaire qu'on est si prévenu pour l'antiquité, c'est qu'on a du chagrin contre son siècle, et l'antiquité en profite . On met les anciens bien haut pour abaisser ses contemporains . Quand nous vivions, nous estimions nos ancêtres plus qu'ils ne méritaient ; et à présent, notre postérité nous estime plus que nous ne méritons: mais, et nos ancêtres, et nous, et notre postérité, tout cela est bien égal ; et je crois que le spectacle du monde serait bien ennuyeux pour qui le regarderait d'un certain œil , car c'est toujours la même chose .

Montaigne considère, " regarde les choses en face " en se posant des questions pertinentes .

J'aurais cru que tout était en mouvement, que tout changeait, et que les siècles différents avaient leurs différents caractères, comme les hommes . En effet, ne voit-on pas des siècles savants, et d'autres qui sont ignorants ? N'en voit-on pas de naïfs, et d'autres qui sont plus raffinés ? N'en voit-on pas de sérieux, et de badins ( léger, qui manque de sérieux quand il en faudrait ) ? de polis et de grossiers ?

Socrate acquiesce .

Il est vrai .

Montaigne pose la question de principe . 

Et pourquoi donc n'y aurait-il pas des siècles plus vertueux, d'autres méchants ?

Socrate se lance dans des considérations pénétrantes, lucides, pleines de sagesse !et précise .

Ce n'est pas une conséquence . Les habits changent ; mais ce n'est pas à dire que la figure des corps change aussi . La politesse ou la grossièreté, la science ou l'ignorance, le plus ou le moins d'une certaine naïveté, le genre sérieux ou badin, ce ne sont là que les dehors de l'homme, et tout cela change : mais le cœur ne change point, et tout l'homme est dans le cœur  . On est ignorant dans un siècle, mais la mode d'être savant peut venir : on est intéressé, mais la mode d'être désintéressé  ne viendra point . Sur ce nombre prodigieux d'hommes déraisonnables qui naissent en cent ans, la nature en a peut-être deux ou trois douzaines de raisonnables, qu'il faut qu'elle répande par toute la terre ; et vous jugez bien qu'ils ne se trouvent jamais nulle part en assez grande quantité pour y faire une mode de vertu et de droiture .

Montaigne demande de préciser  .

Cette distribution d'hommes raisonnables se fait-elle également ? Il pourrait bien y avoir des siècles mieux partagés les uns que les autres .

 Socrate termine et conclut .

Tout au plus il y aurait quelque inégalité imperceptible . L'ordre général de la nature a l'air bien constant .
( Ainsi Socrate termine, dans l'esprit de Fontenelle, l'entretien en présentant les choses de ce monde comme ayant l'air, semblant permanentes, paressant[!] ne point évoluer, changer .)

[ Dialogues III ] 

A bientôt, cordialement, Gerboise